ALAIN ROBERT S’EXPLIQUE

Si gérer un mouvement précaire ou une situation d'alerte loin au-dessus des eaux vertes du Verdon me laisse froid, le simple fait d'imaginer cette situation, avant de m'engager, me terrifie.

Bien sûr, je grimpe en solo, sans aucune protection, pour connaître le goût sulfureux de la peur et le plaisir intense, presque surréaliste, de la maîtriser. Contrairement à ce que de nombreux grimpeurs ont dit, un être humain qui met le poids de sa vie dans la balance d'un challenge, quel qu'il soit, connaît la peur. C'est même son moteur. Un moteur équipé de rupteurs, c'est-à-dire de garde-fous qui disjonctent lorsque le risque s'avère trop grand. Un grimpeur solitaire qui n'aurait pas peur serait, tout simplement, un grimpeur potentiellement mort.

Si je suis encore en vie aujourd'hui, je le dois à cette peur qui me tenaille le ventre avant de grimper. Dans l'action, il est rare d'avoir le temps de vivre sa peur, je veux dire par là qu'on n'a pas le temps de l'apprécier, de la déguster en gourmet, car l'action prime. Pour un sportif entraîné, la peur n'est plus une notion subjective (comme la peur du vide l'est pour beaucoup), mais bien une alarme de sécurité imposant d'opter pour la meilleure solution dans les plus brefs délais. En parvenant à la positiver, on arrive à décupler ses forces, à réaliser des performances extrêmes, comme sous l'action de produits dopants... Je me dope donc à l'adrénaline, et pas franchement à doses homéopathiques.

Lorsqu'un navigateur se lance dans une traversée, il fait prendre des risques aux sauveteurs qui seront peut-être amenés à intervenir pour le secourir.

Pour mon cas, il n'est pas de secours possible. Ça passe, ou ça casse. Un coup de balai, et la place est nette. Où est donc le problème ? A-t-on déjà vu un marin accusé d'avoir démâté ? A-t-on déjà vu un alpiniste croupir en prison car un de ses sauveteurs s'est tué en se portant à son secours ? Jamais, et nous ne le verrons jamais, car nos sociétés modernes ne laisseront jamais un aventurier en mauvaise posture sans tenter l'impossible pour le sauver.

Ah ! cette fameuse conscience collective, le plus grand parapluie mis à la disposition de l'homme! Encore un paradoxe incroyable lorsqu'on sait que chaque hiver, des sans-abri meurent de froid dans l’indifférence des rues parisiennes...

Hormis mes proches, personne ne me pleurera le jour où je raterai une adhérence, parce que tout ira trop vite: pas le temps d'avoir mauvaise conscience. J'étais vivant, le plus combatif des hommes, et une poignée de secondes plus tard, je serai mort. Loin de moi l'idée de vouloir faire pleurer les foules, je suis seulement objectif. Lorsqu'on prend des risques, que l'on joue avec la mort pour mieux apprécier la vie, il faut accepter les règles du jeu.

Je ne suis pas au front à patauger dans les tranchées d'incompréhension de nos grands-pères, j'ai simplement choisi de grimper sans corde. Je ne revendique rien d'autre que d'avoir le droit de grimper, sans passer par la case "Allez en prison" en y laissant vingt mille francs. On vend de l'aventure en boîte, des sauts à l'élastique pour resserrer les liens des cadres au sein de leur entreprise, des stages de survie, des raids en autonomie avec balises Argos, hélicoptères et tout le toutim, on rêve de prendre enfin des risques, de savoir ce qu'on a réellement dans le ventre sans vouloir vraiment en assumer les conséquences.

Prenez le raid Gauloises, enlevez l'assistance et recomptez les équipes... C'est drôle, il n'y a plus personne ! Se tordre la cheville au milieu de nulle part, on appelle ça l'engagement. Vivre sans filet dans un monde aseptisé, ça fait briller des yeux.

La prison m'aura au moins appris cette évidence: l'homme aspire à la même perfection et au dépassement de lui-même, mais s'en donne rarement les moyens. C'est pourquoi les posters du Che et de James Dean tapisseront toujours les chambres des adolescents.
 
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